Si le livre de R. Mauzi ou celui de J. Ehrard avaient naguère analysé deux «idées» fondamentales du xvme siècle - celle de bonheur et celle de nature - le volumineux ouvrage de R. Favre s'attache à un problème non moins important, qui se révèle, à la lumière de ses recherches, comme une véritable obsession de la mentalité collective. Comment l'homme du xvme siècle a-t-il perçu la mort ? quelles défenses lui oppose-t-il ? dans sa détresse devant l'inéluctable, quelles consolations et quels espoirs s'autorise-t-il ?
Très vite apparaissent les ambiguïtés et même les contradictions du siècle. D'une part, après la lourde tristesse de la fin du règne de Louis XIV, se manifeste une réaction de frivolité et de désinvolture, d'irrévérence et de dureté. La mort, semble-t-il, a «perdu son prestige». C'est peut-être qu'elle est, dans la vie quotidienne, singulièrement présente : on se fait à la pompe de funérailles devenues spectacle comme à la mortalité terrifiante de l'Hôtel-Dieu ou des Enfants Trouvés ; la sous-alimentation, les exécutions capitales, la meurtrière répression des agitations populaires, la petite vérole favorisent l'endurcissement dans un monde où un homme sur deux meurt avant vingt ans. D'autre part, l'Église marchande la mort, rappelle les «terreurs salutaires» de l'enfer et du Jugement Dernier, présente les malheurs publics (épidémies, tremblements de terre, plus tard la Révolution) comme autant de punitions divines. Fleurit une littérature édifiante de consolation et de préparation à la «bonne mort» ; le juste, à la différence de l'impie, meurt dans l'apaisement.
C'est sur ce point d'abord que les «philosophes» entreprennent le procès du christianisme, en fondant une nouvelle hagiographie qui célèbre la fermeté du sage épicurien ou stoïcien devant la mort. Ils combattent l'exploitation d'une imagination qui accroît la terreur, soutiennent que l'immortalité de l'âme est accessible à tout homme vertueux, même hors de l'Église, condamnent la croyance à l'enfer. En même temps, la science oppose au fatalisme la médecine, l'assainissement des villes, l'urbanisme, la défense de l'«inoculation», qui fait reculer le spectre de la petite vérole. En outre, parce que la mort est de l'ordre de l'inéluctable, le philosophe l'apprivoise en l'expliquant, en la montrant nécessaire à l'équilibre universel comme tout phénomène naturel.
Il est vrai cependant qu'il n'est pas aisé, même pour le sage, de secouer l'obsession de l'anéantissement. Une crise morale se manifeste, accentuée dans les dernières décennies du siècle, où se dit la vulnérabilité de l'être au cœur d'une nature indifférente. Se développe alors, paradoxalement, un goût de la mort, chez Lesage, Voltaire, Diderot, Prévost ou Loaisel de Tréogate, dont témoigne la fascination pour les ruines et les tombeaux. Au nom de la morale antique, on fait l'apologie du suicide, vu comme ^accomplissement d'un devoir par une âme héroïque habitée par la vertu» (p. 482). C'est alors que l'homme moderne cherche l'équivalent d'une immortalité devenue douteuse. Supportant mal la perspective d'une destruction totale du moi, il espère en la métempsycose ou se confie à la mémoire de ses enfants. Enfin l'homme de lettres se sent investi d'une mission : il lui incombe de faire de l'art un «anti-destin», de survivre à travers lui : déjà se définit le «génie», assez puissant pour triompher de la mort et assurer à l'homme une nouvelle immortalité.
On lira avec le plus grand intérêt cette vaste enquête qui déborde largement le domaine littéraire et puise aux sources les plus diverses : dictionnaires, périodiques, ouvrages de prédicateurs et de moralistes, écrits théologiques et historiques, médicaux, juridiques, philosophiques, etc. Une bibliographie de plus de 1 .400 titres témoigne de l'ampleur de la prospection. On s'étonnera d'une lacune à propos de la fascination des ruines (cf. R. Mortier, La poétique des ruines. Genève, 1974). Clair, bien organisé, l'ouvrage ordonne parfaitement une matière énorme et disparate. Cependant, la répartition thématique, si elle a l'avantage de la netteté, empêche un peu de saisir une éventuelle évolution chronologique de la conception de la mort de la Régence à la Révolution. Ces menues réserves n'ôtent rien à la valeur d'une livre remarquable, dont l'exécution tenait de la gageure.
- R. Trousson.
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